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extrait sur le grand mufti
et les frères musulmans
L'implication des Frères musulmans dans la question palestinienne est étroitement liée à leurs relations avec le Haut Comité arabe et son dirigeant, le Mufti de Jérusalem Hadj Amin Al Husseini. Le Guide des Frères musulmans et le Mufti partagent une même vision du monde, une même haine des juifs et de l'Angleterre, et une même admiration pour les régimes fasciste et hitlérien. Dès 1935, le frère du Guide suprême, Abd Al-Rahman Al Banna, se rend en Palestine, où il rencontre Al Husseini. De son côté, Hassan Al Banna écrit au Mufti pour l'assurer de son soutien24. Les deux hommes vont établir une collaboration étroite, et des liens personnels qui se poursuivront jusqu'à la mort d'Al Banna en 1949. Leur collaboration se traduit par une aide réciproque : les Frères musulmans collectent des fonds pour le Haut Comité arabe de Husseini, et ce dernier leur apporte une justification idéologique et des thèmes de propagande, grâce auxquels les Frères musulmans galvanisent les foules égyptiennes et attirent des milliers de membres et de sympathisants. Jusqu'au milieu des années 1930, la question palestinienne n'avait joué quasiment aucun rôle dans la politique égyptienne. Certains écrivains et hommes politiques égyptiens avaient même exprimé leur intérêt et leur admiration envers les pionniers sionistes, à l'instar du célèbre penseur musulman Rashid Rida, rédacteur en chef du journal Al-Manar25. Mais les émeutes de 1936 fomentées par le Mufti de Jérusalem et leurs répercussions en Egypte vont profondément modifier la situation. 24. Voir T. Ramadan, Aux sources du renouveau
musulman. Éditions Tawhid, 2002, p. 206. Sur le rôle du
frère d'Al Banna, voir R. Mitchell, op. cit., p. 55.
page 20 Au début de l'été 1936, le Haut Comité arabe envoie des émissaires en Egypte afin de mobiliser les autorités religieuses, gouvernementales et les médias en faveur de la cause arabe en Palestine26. Pour sensibiliser l'opinion arabe, ils prétendent que les juifs ont voulu profaner les Lieux saints musulmans à Jérusalem, prétendument pour « reconstruire le troisième Temple sur l'emplacement de la mosquée d'Omar». Cette rumeur est répercutée par les mosquées, dans lesquelles les prédicateurs déclarent que c'est une obligation religieuse pour chaque musulman de s'engager dans le jihad en faveur de la Palestine. La campagne de propagande est relayée par des comités de solidarité, qui organisent des manifestations et des collectes en faveur de leurs « frères » arabes en Palestine. Certains membres des Frères musulmans égyptiens prennent part aux émeutes antijuives en Palestine entre 1936 et 1939. Lors de la première guerre israélo-arabe de 1947-48, l'engagement des Frères musulmans se manifestera par l'envoi de volontaires pour « combattre les juifs ». Nous reviendrons sur cet épisode, dans lequel Said Ramadan, gendre d'Al Banna et père de Tariq Ramadan, a joué un rôle important27. Très rapidement, la cause arabe en Palestine sert de prétexte à de violentes attaques contre les juifs égyptiens, accusés d'être une « cinquième colonne » sioniste. En mai 1936, les Frères musulmans appellent au boycott des magasins juifs en Egypte, instaurant ainsi une pratique que l'on retrouvera en Europe lors de la nouvelle vague d'antisémitisme des années 2000-200228. Des tracts sont distribués, appelant au boycott des marchandises et des magasins juifs. Le journal Al Nadhir publie une rubrique régulière intitulée « Le danger des juifs d'Egypte ». Il publie également les noms et adresses des hommes d'affaires juifs et de journaux 26. 0. Carré et M. Seurat, op. cit.,
p. 31. Voir aussi R. Mitchell, The Society of the Muslim Brothers,
p. 55.
page 21 accusés d'être « aux mains des juifs ». Quant à l'organe des Frères musulmans, Jaridat al Ikhwan al MusUmin, il publie à la fin des années 1930 de nombreux articles accusant les juifs de conspirer contre l'islam. Il les accuse tantôt d'avoir intrigué contre le prophète, reprenant les thèmes de l'antijudaïsme musulman traditionnel, tantôt de « comploter en vue de détruire le monde » et d'être les instigateurs du mouvement communiste international29. La campagne de boycott des magasins juifs en Egypte, organisée tout d'abord par les Frères musulmans, est très vite reprise par d'autres mouvements et partis politiques, parmi lesquels Jeune Egypte, qui en fait sa principale activité politique à partir de 1939. Un comité pour le boycott des juifs d'Egypte est également constitué à l'université Al Azhar, distribuant des tracts aux étudiants. Ces appels au boycott se traduisent fréquemment par des violences physiques à l'encontre des juifs, les manifestants se rendant souvent dans le quartier juif du Caire pour trouver un exutoire à leur haine. L'hostilité envers les juifs s'exprime également par la multiplication des menaces et des mises en garde envers les juifs égyptiens, appelés à se dissocier publiquement du sionisme dans des articles et des lettres ouvertes publiées dans la presse30. De son côté, Al Husseini dirige les émeutes antijuives en Palestine, qui redoublent d'intensité en 1936. Obnubilé par l'idée d'une alliance stratégique avec l'Allemagne nazie, il multiplie les contacts avec ses représentants diplomatiques. Dès 1933, il entre ainsi en contact avec le consul allemand à Jérusalem, peu de temps après l'accession au pouvoir 29. Sur les liens entre Hadj Amin Al Husseini et
Hitler,
voir notamment K.. Timmerman, Preachers of Hate, New York, Crown
Forum, 2003, chapitre 5 ; Joseph
Schechtman, The Mufti and the Fuehrer, Thomas Yoseloff, New York,
1965.
page 22 d'Adolf Hitler31. Dans l'esprit d'Al Husseini, il s'agit de mettre fin à l'installation des juifs en Palestine, mais aussi de combattre le «judaïsme mondial » en s'alliant avec Hitler. Après la promulgation des lois raciales de Nuremberg, les télégrammes de félicitations affluent de Palestine et d'autres pays arabes. Hitler, Al Husseini et l'alliance germano-islamique Pourtant, Hitler se montre tout d'abord réticent à cette idée d'alliance germano-islamique. Les nazis estiment que l'émigration juive en Palestine n'est pas une mauvaise chose, car «ils ne pourront pas s'y enraciner», comme l'explique le rédacteur en chef du journal du parti national-socialiste, Angriff, après une visite en Palestine en 193732. « Leurs fortunes s'épuiseront, et les Arabes les liquideront. » Mais le Mufti ne se décourage pas pour autant, et poursuit ses tentatives. En juillet 1937, il rencontre à nouveau le consul général allemand Doehle à Jérusalem, et plaide pour une aide de l'Allemagne hitlérienne pour combattre les juifs. Al Husseini décide également d'envoyer un agent à Berlin, pour établir un contact permanent avec les puissances de l'Axe. C'est seulement en juillet 1937, après la publication du rapport de la commission royale anglaise présidée par Lord Peel, qu'Hitler change de politique. La commission Peel recommande en effet la partition de la Palestine, et la création de deux États séparés, juif et arabe. À partir de ce moment, l'Allemagne décide de s'engager aux côtés des Arabes et de leur apporter son soutien. Des programmes de propagande antijuive sont diffusés sur les ondes en arabe, et des fonds 31. J. Jankowski, art. cit., p. 328.
page 23 sont envoyés au Mufti33. Ce rapprochement culminera pendant la guerre, avec la création au printemps 1943 de la première division des Waffen-SS musulmane bosniaque (Handzar), qui compte plus de 12 000 hommes. Le Mufti, installé à Berlin en 1941, passera en revue cette unité à de nombreuses reprises en Croatie, en France et à Bneuhammer, en Silésie. La division Handzar se rendra tristement célèbre, en perpétrant de nombreux crimes de guerre en Yougoslavie : massacres, viols, pillages, et incendies de villages entiers avec leurs habitants. Selon l'historienne Bat Ye'or, ses atrocités « choquèrent même les Allemands. Femmes, enfants, vieillards furent tués à coups de hache, empalés, enterrés vivants, suspendus à des crocs de boucherie, ensevelis dans des fosses sous la chaux vive après avoir été sauvagement mutilés34 ». De son côté, Haj Amin Al Husseini publiera un pamphlet antisémite intitulé Islam und Judentum (« Islam et judaïsme ») et le distribuera aux soldats de la division Handzar. Le 28 novembre 1941 a lieu la rencontre tant attendue par Al Husseini, préparée par des entretiens préliminaires avec le dirigeant SS Himmler et le ministre des Affaires étrangères von Ribbentrop. La transcription de la conversation entre Husseini et Hitler a été publiée après la guerre. Le grand Mufti commence par remercier le Führer pour la sympathie dont il a toujours fait preuve envers le monde arabe, et envers la cause palestinienne en particulier... Les pays arabes sont fermement convaincus que l'Allemagne va gagner la guerre. Les Arabes sont les alliés naturels de l'Allemagne, ayant les mêmes ennemis que l'Allemagne, à savoir les Anglais, les juifs et les communistes... Ils sont donc disposés 33. Voir Y. Kerem, «La destruction des communautés
sépharades des Balkans par les nazis », article communiqué
à l'auteur.
page 24 à coopérer de tout cœur avec l'Allemagne et à participer à la guerre, notamment en constituant une légion arabe35... Dans sa réponse, Hitler témoigne sa sympathie au Mufti, mais refuse d'engager des troupes allemandes supplémentaires au Moyen-Orient, pour renforcer l'Afrika Korps de Rommel. Toutefois, il promet à Husseini, « qu'une fois que la guerre contre la Russie et l'Angleterre sera gagnée, l'Allemagne pourra se concentrer sur l'objectif de détruire l'élément juif demeurant dans la sphère arabe sous la protection britannique36». Après cette entrevue, le Mufti restera l'hôte de l'Allemagne, participant à la propagande nazie à travers les programmes de Radio Berlin à destination des pays arabes. Dans ses émissions, il incite les Arabes à « tuer les juifs » et fait l'éloge de la « solution finale ». « Si, à Dieu ne plaise, l'Angleterre était victorieuse, les juifs domineraient le monde», déclare-t-il ainsi le 11 novembre 1942. «Mais si l'Angleterre et ses alliés sont vaincus, la question juive, qui constitue pour nous le plus grand danger, sera définitivement résolue. » Obnubilé par la « question juive », Al Husseini intervient à plusieurs reprises pour mettre en échec des projets visant à échanger des juifs contre des prisonniers ou de l'argent. Lorsque Adolf Eichmann envisage d'échanger des prisonniers de guerre allemands contre cinq mille enfants juifs, et d'envoyer ces derniers en Palestine, avec l'accord du gouvernement anglais, Husseini proteste personnellement et obtient finalement gain de cause : les enfants juifs seront exterminés dans les chambres à gaz en Pologne37. Après 35. Compte rendu de l'entretien entre le Führer et
le grand Mufti de Jérusalem le 30 novembre 1941, Documents on
German Foreign Policy, 1918-1945, cité dans Walter Laqueur,
The Israel-Arab Reader, Penguin Books, 1970, pp. 106-107.
page 25 la défaite de l'Allemagne, Husseini est recherché pour les crimes de guerre commis en Bosnie par la division Handzar. Il parvient à fuir l'Allemagne et à gagner la France, où il est brièvement incarcéré. Mais la France a tôt fait de le relâcher, et c'est son ami Hassan Al Banna qui va lui venir en aide, et le faire échapper à la potence, en lui permettant de trouver refuge en Egypte en 1946, et d'échapper ainsi aux poursuites pour crimes de guerre. L'aide apportée au Mufti par les Frères musulmans se traduit notamment par une campagne dans la presse égyptienne et par des appels incessants au gouvernement pour qu'il donne asile à Husseini. Depuis la fin de la guerre, Al Banna entretient des contacts suivis à ce sujet avec la Ligue arabe38. Curieusement, cet épisode - qui en dit long sur les affinités du Guide des Frères musulmans avec le nazisme - est rapporté par Tariq Ramadan lui-même, qui se vante que son grand-père ait «préparé et organisé l'exil politique [de Husseini] en Egypte en 194639». Le Mufti, les Frères musulmans et le nazisme : alliance tactique ou connivence idéologique ? Les liens entre le Mufti Hadj Amin Al Husseini, les Frères musulmans et l'Allemagne nazie ne furent pas seulement le résultat d'une alliance de circonstance, pour lutter contre leur ennemi commun, l'Angleterre. Ils traduisaient une profonde convergence idéologique et politique, dont témoignent de nombreuses déclarations. Certes, les Frères musulmans n'étaient pas les seuls à subir l'influence du fascisme et du nazisme, dans l'Egypte des années 1930-40. Mais ce sont les seuls à avoir établi une véritable alliance avec le Mufti pro-nazi Al Husseini, fondée sur leur haine commune des 38. R. Mitchell, op. cit., p. 56.
page 26 juifs. Les archives du haut commandement de l'armée allemande saisies par les Alliés ont révélé que c'étaient les fonds mis à la disposition du Mufti par l'Allemagne nazie qui lui avaient permis d'organiser et de mener à bien la «révolte de Palestine» dans les années 1936-193940. Le Mufti a développé une activité intense pendant la guerre, pour empêcher que des rescapés juifs ne parviennent en Palestine, alors même que les artisans de la Solution finale étaient prêts à sauver des enfants juifs, contre de l'argent ou contre des prisonniers de guerre. Contrairement à ce qui a parfois été soutenu41, il ne fait aucun doute que le Mufti était parfaitement informé de la politique d'extermination des juifs, et qu'il l'approuvait sans réserve. Ceci ressort notamment des relations suivies qu'il a entretenues avec plusieurs dirigeants nazis, parmi lesquels Heinrich Himmler, von Ribbentrop et Adolf Eichmann, pour lequel Al Husseini éprouvait une admiration sans borne. Dans son journal intime, il qualifie ainsi ce dernier de «joyau sans prix» et de « plus grand ami des Arabes 42 ». Les contacts entre Al Husseini et Eichmann sont apparus au grand jour lors du procès d'Eichmann, qui s'est tenu à Jérusalem en 1961. Lors de ce procès, le procureur général Gideon Hausner a produit des documents établissant que le Mufti avait été reçu au début 1942 par Adolf Eichmann, qui lui avait fait un exposé sur la « solution finale ». « Le Mufti fut si fortement impressionné qu'il demanda aussitôt à Himmler de désigner quelqu'un de l'équipe d'Eichmann en tant que son conseiller personnel, pour l'aider à "résoudre 40. Voir notamment Paul Giniewski,
De Massada à
Beyrouth, une leçon d'histoire. Presses universitaires de France,
1983.
page 27 définitivement" la question juive en Palestine, une fois qu'il serait réinstallé dans ses fonctions par la victoire de l'Axe. Eichmann accepta cette offre 43 ». Selon un témoin du procès de Nuremberg, le Mufti aurait même rendu visite personnellement à Adolf Eichmann à l'intérieur du camp d'extermination d'Auschwitz, et « incité les gardes faisant fonctionner les chambres à gaz à travailler avec plus d'ardeur44». Selon toute logique, Al Husseini aurait dû faire partie des dirigeants de l'Allemagne nazie et de leurs complices qui ont été jugés après la guerre et condamnés pour leurs crimes. Mais sa libération par la France et l'aide apportée par Hassan Al Banna, guide suprême des Frères musulmans, lui ont permis d'échapper aux procès de l'après-guerre, et de poursuivre son activité politique jusqu'à sa mort en 1974. Cet épisode, loin d'être anecdotique, illustre la connivence idéologique entre les Frères musulmans et le Mufti de Jérusalem. La haine de l'Occident et des juifs, portée à son paroxysme chez Al Husseini, se retrouve notamment chez celui qui va devenir l'idéologue principal des Frères, et qui n'est encore en 1945 qu'un obscur écrivain : Sayyid Qutb. 43. Gideon Hausner, Justice à Jérusalem,
Flammarion, 1976.
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